Low-tech : une vraie solution d’avenir ? [Série Low-tech 4/4]

Tour d’horizon des low-tech en France

Antonin Khos
18 min readSep 10, 2021

Cette série d’articles est une adaptation d’un mémoire réalisé dans le cadre de mon master à l’EDHEC.

Pour toi, c’est quoi une low-tech ? Durant l’écriture de mon mémoire, c’est la question que j’ai naïvement posé autour de moi. Si la majorité de mes interlocuteur·rice·s m’ont dit connaître les low-tech, très peu ont été capables de m’en donner une définition claire. Ou plutôt, j’ai été marqué par la diversité de leurs réponses : “le contraire des high-tech”, “une technologie à faible coût”, “ à longue durée de vie”, “durable”, “qui permet de limiter les impacts sociaux et environnementaux”, “simple, facile à s’approprier et à réparer”, “inspirée du fonctionnement de la nature”, etc.
Bref, on sent bien que la low-tech intrigue mais elle n’évoque pour beaucoup qu’une idée floue et abstraite. Elle rejoindrait ainsi la famille déjà nombreuse des concepts faisant le lien entre technologie et écologie : green tech, smart tech, tech for good, etc. Pourtant, dans cette famille, la low-tech occupe une place bien à part.

Dans les articles précédents, nous avons montré pourquoi il est urgent de transformer le paradigme technique actuel qui nous mène dans un mur écologique, social et politique. Nous avons ensuite esquissé des pistes de réflexion pour déconstruire les carcans culturels qui conditionnent notre vision de la technologie : être à l’écoute des sciences humaines, renouer avec les traditions, décoloniser nos imaginaires. Ces démarches s’incarnent dans le mouvement des “low-tech”.

Aujourd’hui, je vous propose de découvrir la low-tech (enfin !), sa définition, ses acteurs, et la réalité de ses incarnations concrètes sur le territoire français. Derrière ce tour d’horizon, une question : la low-tech est-elle une vraie solution d’avenir pour notre société ?

Qu’est-ce que la low-tech ?

📖 Une définition

S’il n’existe pas de définition consensuelle du terme « low-tech » (littéralement “basse technologie”), celle utilisée par le Low-tech Lab, une association qui expérimente et documente les solutions low-tech, fait office de référence dans le paysage français.

On qualifiera ainsi de « low-tech » les objets, systèmes, techniques, savoir-faire, pratiques, modes de vie et même courants de pensée, qui intègrent la technologie selon trois grands principes :

Durabilité : ils sont éco-conçus, résilients, robustes, réparables, recyclables, agiles, fonctionnels, de sorte à optimiser leurs impacts écologiques et sociaux à toutes les étapes du cycle de vie (conception, production, usage, fin de vie).

Utilité : ils répondent à des besoins essentiels (énergie, alimentation, eau, habitat, gestion des déchets, mobilité, hygiène, santé, communication, etc.).

Accessibilité : ils sont appropriables par le plus grand nombre, favorisent l’autonomie des populations et permettent une meilleure répartition de la valeur du travail (Low-tech Lab, 2020). Si l’on pense souvent l’accessibilité en termes financiers, on doit ici aussi la penser en termes de matériaux (notamment en favorisant la production locale) et en termes de savoir-faire (par exemple en favorisant l’open source et les ateliers de transmission).

La low-tech est donc moins un concept technique qu’une démarche philosophique, voire politique, qui questionne nos rapports individuels et collectifs à la technologie.

Cette définition est nécessairement dynamique car les low-tech se définissent par rapports aux autres technologies. On parlerait plutôt de « lower-tech », c’est-à-dire des technologies qui s’articulent autour des autres solutions techniques existantes en posant systématiquement ces trois questions : « Pourquoi produit-on ? Que produit-on ? Comment produit-on ? » (Bihouix, et al., 2019). Ainsi, on peut considérer aujourd’hui qu’un vélo est plus low-tech qu’une voiture, ou qu’une cheminée est plus low-tech qu’un radiateur électrique, et qu’un fouet manuel est plus low-tech qu’un robot mixeur, etc.

L’ambition de la pensée low-tech est justement de prendre pour modèle des objets quotidien très répandus afin d’inventer (ou de remettre au gout du jour) des équipements à basse technologie capables de répondre à l’essentiel de nos besoins. On pense par exemple à des technologies solaires permettant de nous chauffer en remplaçant l’électricité et les énergies fossiles, à des outils manuels permettant de remplacer les machines dans l’industrie ou l’agriculture tout en garantissant un bon niveau de productivité, ou encore à des méthodes de construction permettant de se passer du béton et autres matériaux polluants.

Il est important de préciser que la low-tech va plus loin que l’« écoconception », de plus en plus utilisée par les industriels dans leur communication. L’écoconception est une démarche « d’intégration des caractéristiques environnementales dans la conception du produit en vue d’améliorer la performance environnementale du produit tout au long de son cycle de vie » (ADEME, 2020). Si ce concept est si prisé par les acteurs économiques, c’est parce qu’il participe à l’idée d’une « écologie de l’offre » permettant aux entreprises de valoriser leurs efforts de sobriété (réduction des emballages, du plastique, des matériaux polluants, etc.) sans les obliger à questionner le business as usual, c’est-à-dire leur modèle économique fondé sur la croissance infinie de leurs ventes.

Pourquoi les entreprises détruisent la planète ? (La Mode à l’Envers, 2020)

La pensée low-tech fait un pari plus radical :

« Accepter la remise en cause des besoins, des fonctionnalités, des performances, de l’utilité de certains composants ou services, de “dépouiller” intelligemment certains de nos objets qui ont subi, ces dernières décennies, une inflation technologique, une surenchère souvent provoquée par le besoin de différentiation marketing » — Bihouix et al. (2019).

En ce sens, la low-tech prône une « écologie de la demande », c’est-à-dire qui cherche à limiter la création de besoins artificiels.

Quelques exemples… 🔥 🚽 🍎

Afin de mieux comprendre comment les trois grands principes des low-tech peuvent s’incarner dans des systèmes techniques, prenons quelques exemples concrets.

Pour se chauffer, on peut opter pour un chauffage au sol avec thermostat ou …pour un poêle de masse. Ce chauffage au bois — à émission carbone nulle dans le cas d’une gestion durable des forêts — est constitué de matériaux lourds permettant de stocker et restituer longuement la chaleur (jusqu’à 24h), et ainsi d’assurer un rendement à 80% supérieur par rapport aux poêles classiques. Selon les modèles, il peut être relativement peu cher (300€ pour un poêle « rocketstove » auto-construit) et relativement facile à fabriquer et réparer par soi-même (Low-tech Lab, 2020). Le poêle de masse est donc à la fois utile (se chauffer), durable (émissions nulles) et accessible (peu cher et simple).

Poêle de masse

Autre exemple : les toilettes sèches. Les toilettes à chasse d’eau représentent 20% de la consommation en eau d’un foyer, soit environ 150€ par an pour une famille de 4 personnes. Les toilettes sèches permettent, à faible coût (80€), de réduire très simplement ce gaspillage en substituant à l’eau un système de litière de copeaux de bois. De plus, quand les conditions le permettent, les excréments peuvent servir à la fabrication d’engrais agricoles (Low-tech Lab, 2020).

Toilettes sèches

Pour un dernier exemple, prenons une technologie traditionnelle : le garde-manger. Depuis l’invention du réfrigérateur, cette armoire finement grillagée permettant de stocker les aliments a quasiment disparu de nos habitations. Pourtant, encore aujourd’hui, un tiers de la production alimentaire est gaspillée (FAO, 2019). S’il n’offre pas de grandes qualités de conservation, cet équipement présente d’autres intérêts notables : il est peu cher, ne consomme pas d’électricité, favorise la visibilité des produits et créé les bonnes ambiances de conservation par type d’aliment. Du fait de son design, le garde-manger invite l’utilisateur à questionner sa manière d’acheter, notamment en favorisant les produits bruts aux produits préparés, et sa manière de consommer, notamment en favorisant les fruits et les légumes aux produits laitiers et carnés, plus difficiles à conserver.

Garde-manger

Évidemment, l’idée n’est pas forcément de remplacer son réfrigérateur par un garde-manger. Les deux équipements peuvent cohabiter, mais la présence du garde-manger permettra de réduire la taille du frigo tout en diminuant les gaspillages.

😇 Promouvoir la « technodiversité »

Ce dernier exemple illustre l’un des aspects les plus important de la low-tech, souvent ignoré par ses détracteurs : les low-tech n’ont pas pour ambition de remplacer toutes les high-tech.

On touche ici au cœur du problème : ce qui ferait réellement peur aux « techno-optimistes » serait le fait que les low-tech prennent le pas sur l’innovation de pointe et nous reconduisent aux niveaux techniques connus du temps de nos arrière-grands-parents. Or, il n’est nul besoin de faire un choix de société entre low-tech et high-tech : les deux peuvent cohabiter et s’épauler.

Dans Qu’est-ce que la technologie (2016), Raynaud explique comment l’opposition entre technophiles et technophobes, qui agite les débats depuis le début du XXème siècle, ne peut mener à des choix constructifs :

« Valoriser ou dévaloriser la technologie dans son ensemble aboutit au même résultat : l’incapacité radicale à faire la différence entre la bienveillance et la malveillance, entre ce qui est bénéfique et ce qui est nuisible à l’homme. Pour l’essentiel, les discours technophiles et technophobes ne traduisent donc que notre propre incapacité à prévoir le changement. » — Raynaud (2016)

Pour Raynaud, il ne s’agit pas forcément de trouver un compromis, une « voie du milieu », mais plutôt d’essayer de sortir des réactions émotionnelles à la technique : dépasser le conflit « high-tech versus low-tech » afin de décider de manière raisonnée quelles sont les technologies les plus adaptées à nos différents besoins, eu égards aux externalités économiques, sociales et environnementales.

Il faudrait ainsi cultiver la « technodiversité » au sein de la société, un néologisme inspiré du concept de biodiversité :

« La diversité des techniques est porteuse d’un avantage adaptatif pour répondre aux incertitudes extérieures, au même titre que la diversité génétique procure à une espèce vivante un avantage adaptatif en cas de changement de l’environnement. » — Raynaud (2016)

On retrouve cette idée chez Gauthier Roussilhe qui conclut son excellent article Une erreur de Tech par ces mots :

« Nous avons cru que nous vivions dans des sociétés hors-sols, sans contraintes matérielles, et nous avons voulu produire des objets sans milieu. Au fur et à mesure que nous décrivons de nouveau nos contraintes matérielles, nous devons refaire émerger une pluralité de savoirs et d’objets techniques propres à leurs milieux. » — Roussilhe (2020)

L’archipel des low-tech

Il est difficile d’identifier clairement les acteurs des low-tech en France tant le terme « low-tech » recouvre des réalités différentes : objets technologiques, méthodes et pratiques touchant tous les domaines, modes de vie, principes philosophiques. On ne peut pas non plus parler de « mouvement low-tech » : si les initiatives diverses relevant de la low-tech partagent des valeurs communes — durabilité, utilité, accessibilité — elles ne forment pas un tout cohérent et organisé.

Christelle Gilabert propose le concept « d’archipel », emprunté au philosophe et poète Édouard Glissant qui promeut une pensée capable d’appréhender le monde dans toute sa complexité. L’image de l’archipel est ainsi l’illustration de ce que sont les communauté low-tech aujourd’hui : « encore balbutiantes mais bouillonnantes » (Gilabert, 2020).

Dans cet archipel, le Low-tech Lab, dont nous tenons notre définition des low-tech, est certainement un acteur de référence. En 2013, son co-fondateur Corentin de Chatelperron lance le projet Nomade des Mers : un tour du monde en catamaran à la recherche de low-tech à expérimenter, documenter et diffuser.

Corentin de Chatelperron à bord du catamaran « Nomade des mers », à Phuket en 2017

En France, le Low-tech Lab répertorie les acteurs des low-techs locaux et essaime sur tout le territoire grâce des antennes locales qui participent à la diffusion des low-tech, notamment auprès des étudiants. En effet, la communauté étudiante, de l’enseignement et de la recherche en ingénierie est également à l’avant-garde du sujet des low-tech et contribue à son développement technique (INSA Lyon, Ingénieur.e.s engagé.e.s). Parmi les pionniers des low-tech, on compte d’autres associations et collectifs, start-ups et « fab lab » qui innovent dans tous les domaines.

Étant au cœur des problématiques environnementales actuelles, les secteurs de l’énergie (Apala, Uzume, Sunberry), du bâtiment (Hameaux Légers, Twiza, La Manufacturette) et de l’alimentation (l’Atelier Paysan, NeoLoco) sont ceux où l’innovation low-tech est la plus foisonnante. Toutefois la philosophie low-tech conquiert aussi d’autres secteurs comme le numérique, l’enseignement et la culture (Gilabert, 2020).

Neoloco, la première boulangerie solaire
L’« aggrozouk » de L’Atelier Paysan

Il est important de préciser que l’archipel des low-tech ne se limite pas à celles et ceux qui se réclament de sa philosophie. Des bricoleur.se.s et hackers, mais aussi des artisan.e.s et nombreux autres métiers traditionnels participent, chacun.e.s à leur manière, à l’invention ou à la préservation de modes de production utiles, durables et conviviaux. Sans être affilié.e.s à l’imaginaire low-tech, ils et elles créent bel et bien des savoirs low-tech (Gilabert, 2020).

Les limites des low-tech

La dimension multiforme et fragmentée de l’archipel low-tech fait à la fois sa force et sa faiblesse.

🤔 Flou conceptuel

D’abord, la définition des low-tech est assez large pour donner lieu à une multitude d’expérimentations dans tous les domaines, sous différentes formes. Toutefois, le caractère multiforme des low-tech rend le concept difficilement appropriable par le grand public. Quels points communs y-a-t-il entre un chauffe-eau solaire, un site web éco-conçu, une voiture ultralégère et une technique d’élevage de mouches ? Tout peut-il être low-tech ? D’ailleurs, comme le souligne Christelle Gilabert, même les trois valeurs fondamentales des low-tech posent question. Comment juger de ce qui est utile ou non ? Que dire des technologies durables mais peu accessibles ? Et inversement, ce qui favorise la convivialité et l’autonomie n’est pas forcément écologique. Comme dans l’opposition low-tech versus high-tech, chercher à déterminer ce qui est low-tech ou non nous enferme dans des débats stériles (Gilabert, 2020).

🤝 Manque de structuration et de prises politiques

Ensuite, si la low-tech permet de tirer un trait d’union symbolique entre des initiatives diverses, unies dans leur quête d’un système technique plus durable et plus humain, elle peine à en faire un groupe organisé capable de mener des actions collectives et de s’imposer dans l’espace public. Difficile d’aller défendre les low-tech devant des décideurs afin d’obtenir des financements, quand on peine déjà à en mesurer les potentiels et les débouchés en termes financiers et d’emplois.

Étant encore à l’état embryonnaire, pour beaucoup, les initiatives low-tech se diffusent principalement via le web, grâce aux reportages de certains médias spécialisés, et dans des réseaux locaux au moyen de formations, de stages et d’ateliers. Les initiatives low-tech sont souvent portées par la volonté largement partagée dans les milieux alternatifs d’impulser une transformation de la société du bas vers le haut, en faisant masse. C’est la stratégie dite « du colibri » et des « petits pas ».

Or, comme nous l’avons expliqué dans une précédent article, c’est oublier que les avancées technologiques sont des choix de société qui, de par leur nature conflictuelle, engagent un débat politique et des rapports de force entre des intérêts contradictoires. Dans La Baleine et le Réacteur, Langdon Winner, théoricien du pouvoir politique des technologies, nous explique qu’il faut sortir d’une vision idéaliste naïve du progrès technologique et s’emparer de ses composantes historiques, économiques et politiques afin d’élaborer des stratégies à la hauteur des enjeux (Winner, 2002).

💭 Veut-on vraiment des low-tech ?

Là où le bât blesse, c’est sur l’épineuse question de la désirabilité. S’il n’est plus à prouver que les low-tech ont des qualités non négligeables du point de vue écologique, force est de constater qu’elles ont bien du mal à convaincre le grand public et l’industrie.

Nous l’avons vu dans un précédent article, nos imaginaires sont ancrés dans un mythe du progrès dont nous avons du mal à nous départir. Face à l’urgence écologique, plutôt que d’affronter avec raison les chiffres (et leurs ordres de grandeur effrayants) issus des rapports scientifiques, nous préférons nous réfugier derrière l’idée confortable qu’un centre de R&D ou un start-uper finiront bien par inventer la solution miraculeuse de capture du CO2. Face à ce rêve, les low-tech apparaissent comme une « solution du pauvre », une forme de renoncement au projet moderne qui a animé nos sociétés depuis deux siècles. Si on est en mesure d’envisager aisément l’intérêt des low-tech dans des pays en développement où les populations peinent à répondre à l’ensemble de leurs besoins de base, on a du mal à les projeter dans nos propres usages : pourquoi utiliser des toilettes sèches, un garde-manger et un poêle à bois quand on peut aujourd’hui s’offrir à prix raisonnable tout le confort moderne de la société de consommation ?

« Ce “confort” construit socialement et rendu nécessaire par la pression publicitaire permanente et par la rivalité mimétique décrédibilise tout appel à la sobriété. » — Ingénieur.e.s Engagé.e.s (2019).

Il est possible d’envisager une transition des imaginaires vers une nouvelle conception du confort, faite d’humilité et de bien-être corporel. Alors même que l’écologie est désormais un sujet incontournable dans la sphère publique, la low-tech manque encore cruellement de « relais intellectuels et culturels » pour faire évoluer les mentalités (Gilabert, 2020).

La réticence des publics non sensibilisés à l’égard des low-tech est d’autant plus forte que ces dernières ne donnent pas (encore) vraiment dans le glamour. Pour beaucoup, les low-tech sont encore en phase d’expérimentation ce qui implique une certaine négligence vis-à-vis de certains critères d’esthétique et de confort au profit de la fonctionnalité et de la performance écologique. De fait, les low-tech touchent un nombre limité de personnes, principalement dans les milieux alternatifs. Ces publics sont ce qu’on appelle en marketing de l’innovation les « innovators », c’est-à-dire les personnes au contact direct des lieux d’innovation technologique (dans notre cas des bricoleurs de low-tech) et les « early adopters », c’est-à-dire les personnes particulièrement enthousiastes à l’égard de l’innovation en question pour des raisons idéologiques ou de style de vie (dans notre cas des écologistes convaincu.e.s) (Rogers, 1962).

Théorie de la diffusion de l’innovation (Rogers, 1962)

Ces publics sont minoritaires mais essentiels car ils permettent de mener les phases d’expérimentation et d’optimisation des produits et services avant une plus large diffusion. Toutefois, ils ne sont pas nécessairement représentatifs des besoins du reste de la population qui sera plus méfiante vis-à-vis des low-tech, d’autant plus qu’elles sortent du cadre normatif. Comme pour tout nouveau produit ou service, le risque pour les low-tech est finalement de ne pas réussir le passage à l’échelle.

« Une gamme “low-tech” dans une société “high-tech” se résumera alors probablement à un marché de niche, destiné à une minorité de personnes chez qui il aura fallu créer une demande supplémentaire pour réussir à les vendre ». — Ingénieur.es Engagé.es (2019)

S’il est long et laborieux de faire évoluer les sensibilités du grand public envers les low-tech ou de concevoir des low-tech plus socialement désirables, on pourrait peut-être les orienter alors vers des applications purement industrielles. En effet, le dirigeant d’usine se moque du confort et de l’esthétique tant qu’il peut améliorer l’efficacité et la qualité de sa production. Toutefois, l’impératif de productivité qui domine les entreprises peut aussi s’opposer à la logique de sobriété et de questionnement des besoins proposée par les low-tech.

Il est important de noter que les low-tech sont par nature inadaptées à certaines industries, notamment les industries de réseau (eau potable, assainissement, distribution d’énergie, transports urbains) et les industries très centralisées (matières premières) car trop dépendantes des high-tech et des économies d’échelle (Bihouix, et al., 2019). De même, elles sont inadaptées dans les industries très mécanisées (automobile) pour lesquelles la logique d’un redéveloppement de l’artisanat ne serait tout simplement pas supportable, du moins à court terme. Ainsi, pour l’automobile, « avant de s’en prendre aux robots de production, il faut avant tout alléger les voitures et les dépouiller de leurs performances et d’une partie de leur contenu technologique » probablement superflu (Bihouix, et al., 2019).

⚠️ Gare au « low-tech washing » !

Avant même d’envisager l’intégration des low-tech au tissu économique, certain.es nous mettent en garde sur les risques que font peser les « règles du jeu » de l’économie néolibérale sur le message philosophique et politique des low-tech.

D’une part, le risque est que, dans la lignée des innovations technologiques vertes qui les ont précédées, les low-tech s’additionnent aux produits et services existants au lieu de s’y substituer. Il est en effet très difficile « d’anticiper les impacts systémiques des low-tech, notamment liés à des effets d’échelles », et rien n’indique qu’elles seront épargnées par le fameux effet rebond (voir article précédant). On peut aisément imaginer des utilisateurs cumulant un four à bois et leur chauffage électrique, des toilettes sèches extérieures avec des sanitaires à eau d’intérieur et un four solaire pour les barbecues d’été en plus de leur four électrique.

« Vendre des technologies sobres dans un monde consumériste n’implique pas la propagation d’une culture de la sobriété »Ingénieur.es Engagé.es (2019)

Il s’agit ici de contourner l’extraordinaire résilience du modèle techno-libéral. Sa capacité à absorber les critiques qui lui sont faites et à les transformer en nouveaux besoins que le marché, avide de débouchés, s’empressera de venir combler. Sa capacité à se prétendre plus vert(ueux) sans remettre en question ses fondements idéologiques (Gilabert, 2020).

D’autre part, la valeur d’accessibilité des low-tech, favorisant l’autoproduction et le partage horizontal des savoirs, va à l’encontre de la logique de concurrence et de privatisation des savoirs qui prévaut aujourd’hui dans les secteurs technologiques, notamment grâce au système de brevets. En démocratisant les low-tech, on peut s’attendre à ce que les impératifs de rentabilité auxquels sont soumises les entreprises dans l’ordre capitaliste prennent le pas sur l’idéal d’ouverture et de non-compétition, inhérent à la démarche low-tech.

Enfin, comme tout nouveau concept novateur touchant à l’écologie, la low-tech doit se prémunir contre les tentatives de récupération, qu’elles proviennent du monde économique ou politique (Ingénieur.es Engagé.es, 2019). Développement durable, écoconception, économie circulaire sont autant de termes qui, malgré leurs intérêts théoriques respectifs, ont été dévoyés par les abus d’usage répétés.

A titre d’exemple, dans une économie circulaire, alternative à l’économie linéaire, nos déchets seraient continuellement réutilisés en tant que ressources ce qui permettrait d’éliminer la majeure partie des activités d’extractivisme. Or, comme l’explique Kris De Decker, ce système idéal est une pure fiction pour de nombreuses raisons : les matériaux utilisés aujourd’hui (plastiques, métaux, etc.) sont loin d’être 100% recyclables, 20% des ressources que nous utilisons sont des hydrocarbures fossiles qui sont brûlées et ne peuvent donc pas être recyclées, une bonne part des matériaux n’est ni jetée ni recyclée mais s’accumule dans nos produits, et enfin, la circularité est incompatible avec un impératif de croissance de la production. Autrement dit, « la fermeture du cercle est impossible » (De Decker, 2020). Pourtant, rien n’empêche aujourd’hui les marques de brandir à tout va l’étendard de l’économie circulaire pour se vanter de proposer des emballages en plastiques recyclables, alors que dans les faits, seule une faible part est effectivement recyclée. Le terme « circulaire » a ainsi perdu tout son sens.

Rien ne dit que les low-tech ne feront pas aussi l’objet de tels détournements. Gare au “low-tech washing” !

CITEO : « Vous triez, nous recyclons » (Stratégies, 2018)
Taux de recyclage par matériaux en France (CITEO, 2019)

Ainsi, du point de vue conceptuel, et compte tenu des conclusions encourageantes des expérimentations en cours en France, il est clair que la low-tech représente une alternative sérieuse aux modèles techniques dominants. Toutefois, nous voyons aussi que la low-tech doit encore relever de nombreux défis pour se démocratiser, passer à l’échelle, et enclencher le basculement du paradigme technique actuel : structurer ses acteurs, élargir son offre, travailler sa désirabilité, tout en évitant d’être récupérée et dévoyée par des acteurs politiques ou économiques opportunistes.

Merci d’avoir lu cet article. N’hésitez pas à me faire part de vos avis, remarques et commentaires. Vous retrouverez sur la page de mon profil les articles précédents de cette série dédiée à la pensée low-tech.

Dans une prochaine série d’articles, nous partirons sur le terrain à la rencontre d’acteurs et actrices des low-tech. Une enquête croisée qui nous aidera à répondre de manière plus fine à la question suivante : les low-tech low-tech sont viables aujourd’hui en France ?

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A très bientôt pour la suite !

Sources :

ADEME. (2020). Les enjeux de l’écoconception, les bénéfices pour l’entreprise, pour l’économie et l’environnement. Récupéré sur ademe.fr

Bihouix, Brosses, B. d., Besse, Bonnifet, Darras, Désaunay, . . . Viel. (2019). Vers des technologies sobres et résilientes — Pourquoi et comment développer l’innovation « low-tech » ? La Fabrique Ecologique.

CITEO. (2019). Rapport annuel 2019. CITEO.

De Decker, K. (2020). L’Économie Circulaire Est-Elle Vraiment Circulaire? Récupéré sur Low Tech Magazine.

Ellul, J. (1988). Le bluff technologique.

FAO. (2019). La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2019. Aller plus loin dans la réduction des pertes et gaspillages de denrées alimentaires. Rome.

Gilabert, C. (2020). L’Archipel Low-Tech en France. La Pensée Ecologique.

Gilabert, C. (2020). Pourquoi l’alternative low-tech tarde à se généraliser. Usbek & Rica.

Ingénieur.es Engagé.es. (2019). Low-tech : le paradoxe de l’entrepreneuriat. Récupéré sur ingenieurs- engages.org.

La Mode à l’Envers. (2020). Pourquoi les entreprises détruisent la planète ? Récupéré sur la-mode-a-l-envers.loom.fr.

Low-tech Lab. (2020). C’est quoi une low-tech. Récupéré sur Lowtechlab.org

Low-tech Lab. (2020). Toilettes sèches familiales. Récupéré sur LowtechLab.org

Low-tech Lab. (2020). Poelito — Poêle de masse semi-démontable. Récupéré sur LowtechLab.org

Raynaud, D. (2016). Qu’est-ce que la technologie ?

Rogers, E. (1962). Diffusion of Innovations.

Roussilhe, G. (2020). Une erreur de tech.

Stratégies. (2018). Citeo fait valser les étiquettes. Récupéré sur Strategies.fr.

Winner, L. (2002). La Baleine et le Réacteur. Charles Léopold Mayer.

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Antonin Khos

Je m'intéresse aux idées et aux initiatives concrètes qui contribuent à bâtir dès aujourd'hui une société plus durable et plus juste.